Von Ferne : de très loin

  "Enzo, Enko, Elko ?”     
  “Oui Elko, E-L-K-O”
  “Ça vient d’où ?”
  “Tu vois les Pays-Bas ? Tu vois l’Allemagne ? Pas loin du littoral t’as des îles, les îles de la Frise. À l’Ouest c’est néerlandais, à l’Est, c’est allemand. Moi, ça vient des îles de la Frise allemandes, voilà…”

Ma mère m’a toujours expliqué qu’ils avaient trouvé ce prénom dans un dictionnaire de prénoms allemands empruntés à un couple d’amis franco-allemand et qu’ils trouvaient ça “joli” et “original”. De l’Allemagne, ma mère en enseigne la langue, elle nous y a embarqués mon père et moi lors de nombreuses escapades : Berlin, la Forêt Noire et les camps de concentration de Buchenwald mais jamais la Frise de l’Est. Nos ancêtres ont quitté l’Allemagne à la fin du XIXe siècle d’après des recherches généalogiques de ma grand-mère maternelle. Ainsi, je ne m’y rattache uniquement par mon prénom, mon nom de famille et un peu de culture familiale.
    Avec mon père, nous avons décidé de nous rendre sur ces îles, une semaine de Novembre 2023. Il n’y était pas question de pèlerinage sur les terres de mes ancêtres (puisque je n’en n’ai aucun là-bas) ni de recherches d’autres individus portant le même prénom si original dans l’hexagone — jusqu’ici, je n’en n’ai jamais rencontré d’autres — mais il s’agissait en premier lieu de trouver une indication, un indice. J’y croyais énormément, j’espérais trouver le même mot, inscrit quelque part, peut-être pas sur un magnet touristique mais au moins sur la façade d’un restaurant perdu sur une petite île. Ce fut un échec. Même certains locaux n’ont jamais entendu ce prénom.
    J’ai très vite compris qu’il devait alors s’agir de la recherche de quelque chose d’indicible, quelque chose de l’ordre du sentiment.
    Je n’y cherchais pas un sentiment de familiarité, si ce n’est le doux froid de la mer du Nord, mais plus un sentiment de découverte, de pouvoir pointer sur un climat, une architecture, une faune et un paysage mon prénom.
    Il s’agissait en fait d’obtenir un sentiment de satisfaction, de l’avoir fait, d’y avoir été, enfin, depuis vingt ans d’inscription de mon petit prénom à deux syllabes sur ma carte d’identité.
    Georges Perec disait dans Ellis Island : “être immigrant, c’était peut-être très précisément cela : voir une épée là où le sculpteur a cru, en toute bonne fois, mettre une lampe”. Dans le gris brouillard et la fine pluie de la mer du Nord, les petites îles de la Frise étaient alors mes épées. Je ne me compare pas à un immigrant mais plus à un itinérant quelque peu amnésique, gardant toujours en tête un certain eldorado où il ne trouverait non pas des opportunités de vie future — les îles de la Frise se prêtent un peu plus à une fin de vie qu’à une nouvelle — mais une seule et unique réponse à un passé qui ne lui appartient pas.
    Les îles de la Frise de l'Est sont alors quelque peu l’image de mon eldorado, bien que loin d’être paradisiaques, elles m’offrent ainsi un Ersatz de réponse à une décision du passé, celle de mon prénom par mes parents.

Von Ferne : de très loin est actuellement exposé à la Galerie du bout du pré (61) du 01.11.2024 au 29.11.2024.